Une contribution de Jacques Giber
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A propos d'une édition illustrée de Madame Bovary
Le 7 avril 2017, au Salon du Livre Rare à Paris, j'ai acheté une très belle édition de Madame Bovary à la librairie Koegui de Bayonne.
[BOILVIN] – FLAUBERT Gustave
Madame Bovary - Moeurs de province
Sous étui cartonné. Plein maroquin vert eau. Dos à nerfs. Armes comtales dorées au centre des plats (non identifiées). Toutes tranches dorées. Large dentelle dorée intérieure. Reliure signée GRUEL. Illustré par 7 eaux-fortes dessinées et gravées par BOILVIN dont une en frontispice, toutes placées avant la lettre.
Paris Alphonse Lemerre 1874 - Tome 1: 252 pp. Tome 2: 278 pp. In-12. Reliés. Ensemble élégant. 2 tomes. TIRAGE LIMITÉ. Celui-ci un des 26 exemplaires numérotés sur papier de Chine certifié par la signature de l'éditeur, avec la figure de l'Hôtellerie de Boulogne avant la lettre en premier état : Emma Bovary y a la poitrine découverte et son amant est allongé sur le lit. Ces gravures avaient paru à part pour illustrer cette édition et ne
se rencontrent qu'assez rarement reliées avec l'ouvrage.
Outre le plaisir de la (re) lecture prochaine du roman dans de très agréables conditions, cet ouvrage ouvre la possibilité d'enquêter sur plusieurs questions, qui ne sont pas élucidées dans la présentation nécessairement brève, quoique très attrayante. Par exemple:
- de qui sont les armes gravées sur le premier plat de chaque tome ?
- puis-je en savoir plus sur Gruel qui signe, en pied et à l'intérieur un excellent et délicat travail ?
- qui est le dessinateur et graveur Boilvin ?
- que puis-je apprendre sur A Hornung, dont l'ex-libris figure dans chaque tome ?
Les armes
Elles sont dorées sur les 4 plats. Il était assez frustrant de ne pas les identifier. La couronne est indubitablement comtale. L'écu a une forme inhabituelle et contournée, le fer ou fleuron utilisé pour la gravure devait être bien intéressant. Est-il de facture contemporaine, vers 1874, ou bien antérieur, Second Empire, voire avant ? Cependant l'absence des hachures, traditionnelles lorsque la couleur ne peut pas être utilisée, ne permet pas d'identifier les émaux et métaux du blason. Il reste la structure générale, en 4 quartiers, c'est à dire écartelé, et les meubles, objets (épée, hache, étoile, etc.) et animaux, présents, pour tenter une identification. Quelques recherches héraldiques et un peu de chance sur Internet me permettent de les attribuer sans aucun doute!
Ce sont les armes de la famille Berthier de Berluy, comte d'Empire, que voici avec les couleurs:
Elles se blasonnent (décrivent) comme suit dans le langage normalisé de l'héraldique: Ecartelé : au I, du franc-quartier des Comtes militaires de l'Empire (c'est-à-dire franc-quartier d'azur, chargé d'une épée haute d'argent, garnie d'or ); au II, de gueules, au lion d'or, à une barre d'argent chargée de trois têtes de more de sable, brochante; au III, de gueules, à une couronne de lauriers d'or, chargée d'une hache d'argent, posée en barre et adextrée en chef d'une étoile du même; au IV, d'azur, au pal d'argent, chargé de trois chevrons de sable.
Le premier Comte Berthier de Berluy et d'Empire est Louis-César-Gabriel Berthier (1765-1819). Il est fils de Jean-Baptiste Berthier (1721-1804), premier Ingénieur en Chef du corps des Ingénieurs Géographes et architecte, déjà annobli par Louis XV en 1763 (le blason est totalement différent), et de Marie-Françoise, femme de chambre de Monsieur, futur Louis XVIII.
Jean-Baptiste eut de nombreux enfants dont 4 garçons, qui devinrent tous généraux d'empire, à savoir:
- Louis-Alexandre (1753-1815), le Maréchal Berthier, Prince de Neuchatel, de Valangin et de Wagram, auteur de la branche des Berthier de Wagram
- Louis-César-Gabriel
- Victor-Léopold (1770-1807), général de division, auteur de la branche des Berthier de la Salle
- Alexandre-Joseph (1792-1849), maréchal de camp, auteur de la branche des vicomtes Berthier.
L'érudit A Gaston Sabbe se perd en conjectures sur l'origine du nom Berluy et de l'éventuelle sieurie afférente; il avance qu'elle serait reprise d'un autre frère presque ignoré, Charles Louis Jean (1759-1783), compagnon de Rochambeau, mort en service à Curaçao. Ses pièces militaires portent la mention écuyer, sieur de Berluy. Pour sa part, César devient général de division en 1806, et est fait Comte d'Empire le 13 février 1813. Il se rallie aux Bourbons en 1814, mais ne retrouvera un emploi qu'en 1818. L'année suivante, en visite au chateau de Grosbois chez sa belle-soeur la princesse de Wagram, il se noie dans un étang. Il est enterré au Père-Lachaise (53è div. 7è ligne U13). Famille tragique, rappellons que son grand-frère le Maréchal s'était défenestré dans des circonstances floues au chateau de Bamberg, berceau de la famille de sa femme ! Voir la version romancée qu'en donne Louis Aragon dans 'La Semaine Sainte'.
La reliure de Gruel
Léon Gruel (Paris, 14 mai 1841–Cannes, 7 novembre 1923), grand relieur d’art et auteur d'ouvrages sur la reliure, est le probable relieur de l'ouvrage, ou bien son atelier, dont à l'époque il est co-associé avec sa mère et son demi-frère.
Son père Auguste-Pierre-Paul Gruel (Paris, 1800–1846), fondateur d’une dynastie de relieurs qui exercèrent jusque 1967, avait repris en 1825, année de son mariage avec Éléonore-Marguerite Deforge (1806–1831), l’atelier que son beau-père, Isidore Deforge, avait fondé en 1811 rue Duphot (Paris Ier). Il déménage en 1834 rue Royale-Saint-Honoré (rue Royale, VIIIe), épouse en 1837 CatherineÉlisabeth- Aglaé Mercier (1813 – 1896) et spécialise son entreprise dans la reliure de piété, confiant la dorure au jeune Marius-Michel père (1821-1890). Sa veuve Catherine se remarie en 1850 à l’imprimeur Jean Engelmann (1816–1875), fils de Godefroy Engelmann (1788-1839), l'introducteur de la lithographie en France et l'inventeur de la chromolithographie. L’atelier Gruel-Engelmann créa surtout des reliures de présent dans le style néogothique.
Les eaux-fortes de Boilvin
Ces 7 eaux fortes constituent la toute première illustration de Madame Bovary. Il faut se rappeler que Flaubert était farouchement opposé à l'illustration de ses oeuvres. Comme le souligne Bruno Gallice: ”La publication de Salammbô est l’occasion pour lui d’affirmer son point de vue: roman antique, empreint d’orientalisme, l’oeuvre possède toutes les qualités pour susciter des images dans la tête des lecteurs. Michel Lévy (l'éditeur de la 1ère Edition Originale de 1857 de Madame Bovary) exerce alors sciemment une forte pression pour que Flaubert consente à agrémenter l’ouvrage par des illustrations.
Mais le refus est catégorique. Dans une lettre à Ernest Duplan devenue célèbre, il s’exclame: «Jamais, moi vivant, on ne m’illustrera». Flaubert est convaincu que l’image, insérée dans le texte, bride l’imagination du lecteur: alors que son écriture cherche à susciter mille images, la gravure n'en fixe en définitive qu’une seule.”
Flaubert étant mort le 8 mai 1880, à 58 ans, l'éditeur Lemerre a donc bravé les foudres du 'Maître de Croisset'. Il l'a fait d'ailleurs presque clandestinement, puisque cette suite d'eaux-fortes étaient tirée à part de l'ouvrage. En fait il l'aurait annoncé en même temps que l'envoi d'un versement de 1000 F (Corr. IV, p.1384) et Flaubert commentait, désabusé: «La Bovary est illustrée (à part) depuis longtemps. Les dessins concernant le livre à peu près comme la lune» (à sa nièce Caroline, 26 décembre 1879, Corr. V, p.773).
L'ex-libris de A. Hornung
Format 9,3 cm x 6,8 cm, collé sur le 1er contreplat, il représente une scène joyeuse d'époque Renaissance fantaisie, où un jeune homme vient de se lever de sa chaise en bois et lève très haut son verre de la main gauche, devant une jeune femme portant robe longue, chapeau à plumes et éventail sur les genoux, assise accoudée à une table de bois portant le second verre et une grosse cruche luisante. La signature du graveur, peu lisible, ressemble à M. Jabeueze ou Gabeueze sur lequel je n'ai donc pas d'information de prime-abord6. Aux pieds du jeune homme, la mention Ex-Libris A Hornung.
Ce dernier est identifiable. Son nom se trouve parmi ceux des 160 membres fondateurs de la Société des Bibliophiles Contemporains, Académie des Beaux Livres: cette société est formée de 160 membres fondateurs (non compris M. Octave Uzanne et les présidents et membres d’honneur.